Culture et mémoire républicaine

 

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15 février 2008 5 15 /02 /février /2008 13:16

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Par Denis Collin

Être libre, c’est ne pas être soumis à quelqu’un d’autre. « Liber » est l’esclave affranchi. Libres, les communes qui ont arraché leurs franchises. L’émancipation individuelle et collective, voilà le grand mouvement, qui depuis dix siècles caractérise l’histoire européenne et l’histoire mondiale. Le socialisme - non pas le socialisme réactionnaire dénoncé par Marx dans le Manifeste mais le socialisme progressiste basé sur l’action du mouvement ouvrier - s’inscrit dans la continuité de ce mouvement émancipateur : de l’émancipation juridique, à l’émancipation politique et à l’émancipation sociale. L’opposition de l’égalité à la liberté, cheval de bataille des « libéraux », est à l’évidence absurde : comment des égaux pourraient-il ne pas être libres ? Si tous les hommes sont égaux, aucun homme ne peut en dominer un autre, puisqu’en ce cas ils seraient inégaux. L’argument « libéral » est un sophisme. Le système stalinien n’était pas répressif parce qu’égalitaire mais bien parce que profondément inégalitaire, l’intégralité du pouvoir et des avantages afférents étant accaparés par la caste bureaucratique, qui devaient protéger ses privilèges par les moyens de la tyrannie.


Plus intéressante est la question de savoir en quoi consiste exactement la liberté, considérée du point de vue politique. L’idée la plus ancienne de la liberté nous vient de la démocratie athénienne, dont Aristote fait la théorie dans ses Politiques. Les citoyens sont libres parce qu’égaux, c’est-à-dire qu’aucun ne peut commander à un autre, et par conséquent ils décident (dans l’assemblée) participent à la magistrature (ils sont gouvernants et gouvernés tour à tour). L’élection est même suspecte puisqu’elle est une forme de sélection des « meilleurs » et permet ainsi à certains hommes de prendre de l’ascendant sur les autres ; elle introduit un élément aristocratique dans la démocratie. C’est pourquoi la démocratie athénienne lui préférait le tirage au sort. Ainsi la liberté, c’est la démocratie directe, et une vie véritablement humaine, une vie libre consiste dans la participation en personne aux affaires publiques. Être homme, c’est être citoyen : telle est la conception de la liberté qui caractérise ce qu’on appelle l’humanisme civique.


À l’opposé on trouvera la conception libérale de la liberté. Si le politique n’est pas le lieu même de la réalisation d’une vie vraiment humaine, si l’autorité politique n’est qu’un moindre mal que les hommes doivent accepter pour défendre leur vie et leurs biens, alors la liberté consiste tout simplement en la non-ingérence de l’État dans les affaires de chacun. Pour Hobbes, l’État-Léviathan est rendu nécessaire par la menace de mort que fait peser sur chacun la liberté naturelle des autres. Mais, pour lui, la liberté et la loi s’oppose. La liberté est l’absence de loi civile et la loi est contrainte. Hobbes se distingue des autres libéraux en ce qu’il conçoit la sphère d’action du « Souverain » (le pouvoir étatique, quelle qu’en soit la forme, démocratique, aristocratique ou monarchique) très étendue alors que ses successeurs et critiques montreront que le souci de la sécurité peut être compatible avec un État aux dimensions et aux pouvoirs plus restreints. Mais au-delà de ces divergences, évidemment très importantes, reste une problématique commune : nous ne sommes libres que pour autant que l’État ne se mêle pas de nos affaires. Ainsi tant que deux individus s’accordent volontairement, quels que soient les termes et les circonstances de cet accord, la loi n’a pas à intervenir. Une telle conception libérale de la liberté n’exige pas nécessairement un régime démocratique, les libertés essentielles n’étant pas les libertés politiques mais le droit de propriété et les autres libertés civiles. De Benjamin Constant à Friedrich von Hayek, les libéraux n’ont pas caché leur méfiance face à la démocratie si prompte aux emballements égalitaristes.


La conception républicaine de la liberté - telle que l’ont explicitée ces dernières années plusieurs philosophes anglo-saxons (John Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit) - prend en compte ces deux conceptions opposées de la liberté tout en les renvoyant dos-à-dos. De la liberté libérale, elle conserve le caractère décisif des libertés individuelles et civiles - la liberté conscience, la liberté de conduire sa vie comme on l’entend et même la liberté de se désintéresser des affaires publiques. Mais de l’humanisme civique, le républicanisme retient l’importance de principe du gouvernement populaire et l’idée que la loi est l’instrument de la liberté - et non sa limitation. Selon Philip Pettit, la conception républicaine de la liberté peut se définit ainsi : liberté comme non-domination. Elle implique, premièrement, que l’État est nécessaire et son intervention légitime dès lors qu’il s’agit de protéger l’individu contre toutes les formes de domination, y compris les dominations « librement consenties ». La conception républicaine, en deuxième lieu, exige que les individus soient également protégés contre la « tyrannie de la majorité ». Autrement dit, la démocratie, si elle suppose le pouvoir législatif du peuple doit cependant disposer d’institutions protectrices qui assurent la prédominance de la loi - c’est pourquoi la tradition républicaine, de Cicéron à nos jours, est favorable un « gouvernement mixte » et à la séparation des pouvoirs.


Le deuxième point signifie que la liberté républicaine ne peut trouver une forme stable d’organisation dans la démocratie directe. La démocratie directe joue un rôle essentiel dans les périodes d’effervescence révolutionnaire mais il n’est ni possible ni souhaitable qu’elle devienne la forme permanente d’organisation de l’autorité politique. Le premier point implique une intervention étendue de l’État et de la loi contre toutes les formes de domination, par exemple contre la domination qui naît du rapport asymétrique qu’est le rapport salarial - intervention qu’un libéral considère comme une aberration puisque le contrat salarial est le rapport entre deux volontés libres. « Socialement radical et politiquement progressiste », ainsi peut-on, selon Pettit, qualifier l’idéal républicain. On voit que la république, ainsi définie, n’a pas grand-chose à voir avec ce qui se vend couramment sous ce vocable...


Cependant, l’idéal socialiste, incarné dans la république sociale, va au-delà du simple républicanisme. Nous pouvons compléter notre définition de la liberté par deux autres aspects clairement distingués par Marx (voir Capital, livre III, conclusion dans l’édition d’Engels). Tout d’abord, dans le domaine des échanges et de la production, la liberté consiste dans la capacité des producteurs de contrôler leur propre activité au lieu d’être soumis aux lois aveugles de l’échange marchand. Il ne s’agit pas seulement de protéger le salarié contre l’arbitraire patronal - ce que prévoit la conception républicaine - mais encore de lui permettre d’intervenir dans la direction des affaires économiques. Ce que recouvrent les notions - pas toujours très claires - de contrôle ouvrier ou d’appropriation sociale.


En second lieu, pour Marx, la véritable liberté commence là où se termine le travail dicté par la nécessité. Elle consiste donc dans la possibilité ouverte aux individus de réaliser toutes les potentialités qui sont en eux. Selon les républicanistes, la liberté comme réalisation de soi n’est pas incluse dans la conception républicaine de la liberté. Cependant, il est inclus dans la conception républicaine la possibilité ouverte à tous de participer aux valeurs de leur culture et des autres cultures, ce qui implique le loisir et les moyens d’activités gratuites dans lesquelles l’individu est à lui-même sa propre fin.


Resterait à voir comment articuler plus précisément les conceptions républicaines et socialistes de la liberté, à en définir les formes politiques et les limites.


Paru dans "Pour la République Sociale" no 2, 2004
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29 décembre 2007 6 29 /12 /décembre /2007 16:00
fraternite.jpegPar Paul Thibaud

La solidarité se heurtant à l'extension continue des «droits à», il devient nécessaire de revisiter le principe de fraternité. Celui-ci était pensé afin de fonder moralement la vie sociale en se passant des préceptes religieux dans le contexte anthropologique de l'individualisme des Lumières.


La laïcité française ne se résume pas à l'absence de concordat, à la (relative) séparation de l'Eglise, des Eglises, et de l'Etat. Si les pères fondateurs ont voulu réduire les droits et l'influence (dans l'école en particulier) de l'Eglise catholique, c'est avec l'espoir que la République remplace celle-ci dans le rôle d'éducatrice comme dans celui d'énoncer, d'enseigner, de représenter les valeurs communes. Cet aspect positif de la laïcité est au moins aussi important que la lutte anti-cléricale et inséparable de celle-ci : comment tenir en lisière l'institution catholique si l'on n'est pas capable de fonder moralement la vie sociale en se passant des préceptes religieux ?

Pour ce faire le principe de fraternité, paraissait tout indiqué, puisque c'était le troisième mot de la devise du régime nouveau. Il était aussi riche de promesses : après deux mots résumant les droits des citoyens, il indiquait les obligations qu'ils avaient les uns envers les autres. La trilogie associait ainsi droits et obligations, droit et morale. Pareillement équipée, la République française paraissait dépasser et démentir la critique que Marx avait faite de la déclaration des droits de l'homme : charte de l'égoïsme, où le seul élément de morale sociale était l'interdiction de nuire à autrui.

La solidarité, une politique continue des républicains
Mais entre la devise, fixée en 1848, et l'éthique mise en œuvre par la IIIème République, il y a dès le départ une distance. La seconde ne se réfère pas à la fraternité mais à la solidarité. Le « solidarisme » deviendra même la doctrine officielle du « parti républicain », diffusée dans l'appareil d'enseignement qu'il prend en mains progressivement. Ce choix dans la génération de Ferry et de Gambetta s'explique par le parti pris de rompre avec un socialisme, dont ils ont vu et combattu les débordements en juin 48 et en 1871, à quoi ils imputent largement la responsabilité du succès de la réaction bonapartiste. A ce sentimentalisme ils tiennent à opposer une vision de la société sinon conservatrice, du moins réaliste et rationnelle. Ils se placent du même coup sur un terrain éloigné de la pensée sociale chrétienne, dans sa version traditionaliste comme dans sa version socialisante. La solidarité ne se présente pas comme une proclamation d'altruisme, mais comme la mise en forme de l'intérêt bien compris. Elle justifie que dans la chaîne qui unit aussi bien les générations que les malades d'aujourd'hui et ceux de demain, chacun bénéficie de l'aide publique quand il en a besoin. Le devoir de solidarité a même servi à fonder l'imposition progressive des revenus et l'assistance publique aux indigents.

On peut dire que de Waldeck Rousseau à Chaban-Delmas, la mise en œuvre de la solidarité a été l'entreprise la plus continue de nos diverses républiques, gouvernements de droite et de gauche se relayant pour apporter leur pierre à l'édifice. C'est donc bien plus que l'œuvre d'une majorité qui est en cause dans la crise actuelle, crise dont les causes ne sont pas seulement matérielles mais intellectuelles et morales.

La solidarité face à l'extension des « droits à »
Toute solidarité, par principe, renvoie à un cadre où la réciprocité des services et des prestations peut être assurée, pratiquement où l'autorité politique définit les droits et réunit les moyens nécessaires pour que ceux-ci soient honorés. Cette condition est bien moins satisfaite quand l'internationalisation de l'économie rend vulnérables les Etats nationaux pratiquement soumis à une concurrence dont on les croyait par nature exempts. Ceci a d'autant plus de conséquences, qu'un autre aspect, moral, de la formule sociale associée à la République est compromis. Le solidarisme voulait, différent en cela du socialisme, limiter les demandes des individus à la compensation de ce qui dans leur existence ne relevait pas de leur responsabilité propre. Aussi, par exemple, n'ont-ils pas envisagé qu'existe un droit au travail. Cette limite naguère reconnue, l'inflation actuelle des « droits à » la transgresse, étendant sans cesse le domaine de la solidarité. On peut décrire la difficulté à la fois de limiter et d'assurer la solidarité - la crise matérielle et morale de la solidarité - en disant qu'on emploie le mot désormais bien moins pour désigner une politique publique, une tâche collective que pour appuyer toutes sortes de créances individuelles ou de groupe. Autrement dit, la solidarité au lieu d'être un aspect de la participation à la collectivité politique apparaît comme la concrétisation des droits de l'individu, donc quelque chose d'absolu, d'inconditionnel, de plus en plus délié de toute basse assurancielle ou politique. Toute délimitation, indiquant qui a droit et qui n'a pas droit, apparaît désormais discriminatoire. Cette inflation de la solidarité, qui dans les faits la fragilise, est particulièrement évidente en France, où n'existe aucune structure de type social-démocrate donnant corps dans son ensemble au peuple des salariés, où l'Etat se trouve seul face à une multitude de catégories demandeuses de droits.

Ces dérèglements montrent que le solidarisme républicain n'était viable que si l'Etat national restait maître à la fois de réunir les ressources nécessaires et de limiter les demandes. Si ces conditions étaient réunies, on pouvait éviter de faire appel aux sentiments moraux de citoyens et ne leur parler que le langage du droit, langage satisfaisant parce qu'excluant tout paternalisme et tout arbitraire, à la différence de la charité cléricale. Mais ce langage du droit quand on le détache du civisme, de la capacité et du prestige associés à l'Etat devient dangereusement inflationniste, il produit, au contraire de ce qui était prévu, une prolifération de « droits à » et met inévitablement l'Etat dans la position du débiteur insolvable et coupable de l'être. De cela les discours qui accompagnent les « incidents de banlieue » sont des expressions : quand on n'a pas ce à quoi on a droit, on cogne, on brûle. Cet aboutissement historique montre que la prétention des fondateurs de la République de s'appuyer sur une morale pleinement laïque, une « morale rationnelle » comme ils disaient, était en fait très dépendante de la mystique patriotique à laquelle leur action devait son élan.

La fraternité, une morale républicaine
Au lieu, comme on le fait actuellement, de transformer en slogan toujours disponible une solidarité dont on oublie ce qui la rend possible et légitime, mieux vaudrait reprendre les questions qu'il a fallu trancher pour inventer cette formule. Si nous voulons renoncer aux deux limitations qui rendaient la solidarité viable : le cadre national et le refus d'empiéter sur la responsabilité de chacun, il est clair que la question des obligations que nous avons les uns envers les autres doit être à nouveau posée. L'usage actuel de l'expression « solidarité active » nous montre conscients de cela : le tout n'est pas d'accorder des droits, notre prochain peut aussi avoir besoin qu'on l'aide et, en employant un tel mot on change de terrain… Il faut donc reconstruire et pour cela le mot Fraternité, qui sur la façade des mairies semble indiquer un idéal céleste, peut nous guider, si nous essayons de le ramener sur terre. D'un côté, la fraternité n'est pas a priori dépendante des deux limitations qui caractérisent la solidarité (limitation du cadre de référence, limitation anthropologique, à la compensation des risques, non des échec ou des incompétences). De l'autre côté elle n'est pas un principe juridique, mais un principe moral, faisant appel non seulement à l'Etat mais à tous, dépendant dans sa réalisation d'une relation interpersonnelle, existante ou à créer, donc ne prétendant pas remplacer le politique mais faisant appel à lui et lui proposant un horizon. Pour parler comme Péguy, la solidarité est un principe raide, inconditionnel et inadaptable alors que la fraternité est par nature souple n'existant que selon les circonstances de sa mise en œuvre. C'est notre nouveau chantier si nous voulons sortir des griefs et de la désespérance.

 
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